Conférence « Démocratiser l’Europe »
24 mars 2017 • 12 h 24 mars 2017 • 14 h
Faculté de droit et de science politique, Salle des Actes
24 mars 2017 • 12 h 24 mars 2017 • 14 h
Faculté de droit et de science politique, Salle des Actes
Conférence de M. Antoine Vauchez
Discutants : Prof. Philippe Aldrin (Sciences Po Aix) – Dr. Simon Labayle (AMU)
Présentation
Antoine Vauchez est Directeur de recherche au CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1-Sorbonne-Ehess).
Compte-rendu de la conférence
Le compte-rendu de la conférence d’Antoine Vauchez a été rédigé par Vincent Dupuy, étudiant en Master 2 d’Histoire (cursus TübAix) à l’Université d’Aix-Marseille (Faculté des Arts, Lettres, Langues et Sciences Humaines, Master Histoire et humanités, spécialité Le monde moderne et contemporain : Méditerranée, Europe, Afrique).
De manière liminaire, Antoine Vauchez revient sur l’importance de l’interdisciplinarité quand l’on veut parler d’Europe. En effet, il est difficile de parler d’Europe et a fortiori de démocratie européenne en se spécialisant uniquement en science politique ou en sociologie politique, et ainsi délaisser d’autres disciplines comme l’histoire, le droit ou l’économie. Aujourd’hui, dans les débats sur la démocratie européenne, si l’on ne tente pas de nouvelles approches d’interdisciplinarité dans l’analyse, il est difficile de comprendre des débats sur des sujets européens tels que les problématiques autour de la politique économique par exemple.
Dans un premier temps, il insiste sur la difficulté de parler de démocratie dans l’Union européenne, parce que construire cette notion comme un objet de recherche et pour la connaissance ne va pas de soi. En effet, cet objet appartient d’abord au débat public et les débats sur le caractère démocratique de l’Union européenne ou sur la question du déficit, qui ont émaillé la campagne présidentielle, le démontrent. Ces questions sont d’abord abordées dans le champ politique. Ainsi, le chercheur, qui veut s’intéresser et saisir ces questions, doit être vigilant à ne pas tomber dans le jeu politique ou le débat public. Pour Antoine Vauchez, le chercheur doit être attentif à cette difficulté, s’il veut construire un objet de recherche autour de la notion de démocratie européenne. D’autant plus que, comme il le souligne, sur les questions européennes et notamment sur la question de la démocratie européenne, il y a toujours eu beaucoup de porosité entre les débats publics et les débats académiques. Les universitaires ont souvent été des protagonistes des débats politiques européens, comme le montre l’exemple Paul Reuter (1911-1990). Celui-ci fut professeur de droit international et participa aux côtés de Jean Monnet et de Robert Schuman à l’écriture du traité de Paris.
Il ajoute que la question démocratique obsède l’Union européenne. Depuis la signature du traité de Maastricht, elle réfléchit beaucoup sur ses standards démocratiques. Auparavant, la démocratie n’apparaissait pas et n’était pas un enjeu de la Communauté économique européenne ou du traité de Rome (1957). L’émergence de la question démocratique au sein de l’Union remonte au début des années 1970 lors de la publication du rapport Vedel, commandé par la Commission européenne, qui est l’un des premiers rapports, qui dresse un constat alarmiste sur le fait qu’à travers le transfert de compétences vers l’Union européenne on dépossède les parlements nationaux. Depuis, la question est devenue incontournable.
Comment faire alors pour se poser des questions de recherche sur le sujet de la démocratie en Europe ?
Antoine Vauchez utilise les outils de la science politique et de la sociologie politique pour tenter de répondre à cette question. L’objectif qu’il se fixe n’est pas de dire si l’Union européenne est démocratique ou pas, mais bien d’essayer de penser des indicateurs pour y réfléchir et de formuler quelques hypothèses.
La question qu’il pose est la suivante : quels sont les effets du vote sur l’orientation des politiques publiques de l’UE ? Et dans quelle mesure cela a-t-il des effets sur le choix des dirigeants européens ? Autrement dit, quelle est l’onde de choc des votes sur la politique européenne ? Il formule l’hypothèse qu’il existe une forme d’insensibilité relative du système politique européen aux effets du vote. L’effet du vote est donc relativement faible dans les espaces politiques européens. C’est grâce à cette hypothèse qu’Antoine Vauchez aborde la question de la démocratie en Europe.
Sur cette forme d’insensibilité relative, il évoque trois types d’élections :
S’appuyant sur un certain nombre de travaux, il montre que ses effets sur le cours des grandes politiques publiques (les politiques autour du marché et autour de la concurrence) sont relativement limités. Il rappelle ici brièvement quelques mécanismes institutionnels fondamentaux. D’abord, le Parlement européen est une enceinte co-gérée par le Parti populaire européen et l’Alliance progressistes des socialistes et démocrates au Parlement européen. De plus, c’est une institution qui fait bloc pour jouer de son influence face à la Commission dans le processus législatif. Ainsi, il est amené à se dépolitiser pour constituer des majorités pour peser et faire contrepoids face à la Commission européenne. La Commission européenne elle-même n’a pas de majorité au pouvoir. Il y a un président de la Commission et différentes mouvances politiques : il y a en effet des socialistes, des libéraux et des conservateurs en majorité aujourd’hui. Pour Antoine Vauchez, on ne peut donc pas affirmer qu’il y ait un effet majoritaire sur ces institutions.
Ensuite, si on considère les votes nationaux (les élections présidentielles et législatives) dans chacun des pays européens selon son système électoral, on constate paradoxalement qu’ils n’ont que peu d’effets sur les politiques publiques européennes. Pourquoi alors ces votes nationaux sont-ils amoindris lorsqu’ils entrent en contact avec le champ du pouvoir européen ?
Il prend l’exemple de la volonté affichée par le président François Hollande de renégocier le traité budgétaire en 2012. On constate qu’il a été pris dans un ensemble de jeux complexes qui caractérise la prise de décision européenne (le couple franco-allemand par exemple) et n’a pas pu tenir cet engagement. Ainsi, cet exemple montre que des votes nationaux, entrant en contact avec le champ politique européen, voient leurs effets amoindris. Les processus de décision limitent donc l’onde de choc politique des votes nationaux sur le cours de l’Union européenne.
Au vu de ces premières remarques, il s’agit pour Antoine Vauchez de comprendre cette relative insensibilité relative des politiques européennes aux votes dans l’Union européenne. C’est la question centrale qui structure son ouvrage, Démocratiser l’Europe. Pour répondre à cette question, il s’appuie sur un ensemble de travaux en histoire, en sociologie historique et en droit, ainsi que sur ses précédentes recherches sur l’Union européenne, ses mécanismes de décision et son histoire. Il part du principe qu’il y a une singularité européenne et qu’une sociohistoire de l’Europe permettait d’éclairer cette relative insensibilité au(x) vote(s). Le détour par l’histoire est utile, selon lui, parce que l’on constate que les mots utilisés pour désigner l’Europe sont souvent des mots piégés. En effet, ces mots comme « espace public », « parti politique européen », « parlement européen », « gouvernement européen » ou « société civile » ont été construits dans les traités, dans les déclarations des chefs d’État. L’auteur montre ainsi qu’ils sont utilisés pour décrire mais laissent à penser qu’il y aurait par exemple une forme d’équivalence entre un parti en France ou en Allemagne et un parti européen et que finalement l’Europe serait une démocratie comme les autres. Cependant, les institutions européennes n’ont pas d’équivalence avec les institutions présentes dans les démocraties des différents pays européens.
Il montre ainsi que beaucoup de mots très politiques sont employés pour décrire l’Europe et qu’ils introduisent un biais pour comprendre une des singularités de la politique européenne : cette politique a été construite sur le développement d’un marché. On loge le pouvoir européen dans les instituions classiques de la démocratie représentative, alors que celui-ci se loge autour d’institutions qui ont forgé un marché, c’est-à-dire une institution avec des règles d’échanges, d’entrée et de fonctionnement propres.
À travers ce détour historique, Antoine Vauchez revient dans son ouvrage à l’histoire de la construction de la politique européenne à travers la construction d’un marché unique européen. En effet, il remarque que l’on a perdu de vue que cette première politique publique européenne a aussi défini un modèle politique singulier, organisé par des institutions politiques d’un type particulier.
Il montre d’abord comment la construction d’un marché, à partir des années 1960, a vu deux institutions se construire un rôle politique majeur : la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne. C’est autour de la construction bureaucratique et judiciaire du marché qu’a émergé un gouvernement des Communautés européennes et par la même occasion une nouvelle définition de la politique européenne. C’est autour de ce qui se construit au sein de la Commission européenne, qui invente les premières politiques de la concurrence, très supranationales et de la Cour de justice, qui construit la doctrine supranationale d’un fédéralisme juridique, que s’est définie une politique européenne. Ainsi, l’autonomisation de l’Europe par rapport aux États s’est jouée autour de la construction du marché. De plus, c’est dans cet espace que la Commission européenne et la Cour de justice pouvaient construire et politiser l’Europe avec l’accord des États. C’est donc autour de ces deux institutions, qui définissent et régulent le marché (accès au marché, droit à la concurrence), que se construit également une forme de capacité politique de l’Europe.
Ensuite, Antoine Vauchez insiste sur le fait que ce sont des institutions politiques, la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne, qui se sont renforcées à la marge de la politique représentative, qui ont porté la construction de ce marché. Il insiste sur le rôle des institutions indépendantes, qui ont porté la construction d’un marché et d’une entreprise politique au sens large. Elles l’ont fait selon lui à partir d’une revendication commune : celle d’une capacité à représenter l’intérêt général européen. Un lien s’est donc noué entre leur indépendance et l’intérêt général européen. Il explique que la notion d’indépendance est devenue une notion clé de la politique européenne. En effet, les institutions, qui se sont vues accorder la capacité de représenter l’intérêt général, sont des institutions qui se sont positionnées en périphérie du champ de la politique représentative. Cela s’explique également par le fait que ces institutions se sont dotées d’une expertise supranationale, qui a, en quelque sorte, équipé leur prétention à incarner l’intérêt général (entre autres exemples, l’Eurobaromètre créée par la Commission européenne ; Eurlex créé par la Cour de justice de l’Union européenne ou les modèles économétriques conçus par la BCE). On comprend comment l’expertise et la capacité de connaissance de ces institutions viennent en renfort de leur revendication d’être à un point privilégié d’observation de la politique européenne. Elles sont ainsi légitimes pour conduire cette politique.
La thèse d’Antoine Vauchez est qu’à partir de la généalogie de la construction du marché et des institutions qui l’incarnent, on comprend progressivement comment la politique européenne s’est mise en place autour de ces institutions indépendantes et expertes. Ainsi, la société civile s’est d’abord située dans le prolongement de ces politiques publiques européennes, notamment les politiques publiques autour du marché. Cette construction du marché implique un certain type d’acteurs (des policy officers, des avocats, des lobbyistes ou des militants d’ONG). Dans le prolongement de ces institutions, a donc émergé un espace public spécialisé, un espace public des politiques publiques et qui n’est pas démocratique au sens classique du terme. C’est autour du droit, de l’économie et de la science politique, que s’est élaboré le profil des professionnels de l’Europe. Antoine Vauchez souligne comment l’Europe attire à elle des individus et des représentants qui ont des propriétés efficaces à l’échelle européenne, renforçant ainsi les contours de cet espace public spécifique. C’est dans l’espace entre les institutions indépendantes et l’espace public européen, que l’on peut saisir la singularité de la politique européenne. Selon lui, on comprend ainsi la relative insensibilité de la politique européenne, construite autour du marché, d’institutions indépendantes et d’un espace public spécialisé, où la politique représentative a toujours une place secondaire, même si des efforts ont été faits notamment dans la révision des traités pour ouvrir l’espace des institutions européennes au jeu de la politique représentative. Ces efforts sont cependant encore limités.
Une des pistes évoquées lors de la discussion avec le public est celle d’une interrogation profonde sur la notion d’indépendance. En effet, ne faudrait-il pas repenser en développant d’autres conceptions de cette notion pour la rendre plus compatible avec les attentes de la démocratie représentative ?
Ce contenu a été mis à jour le 13 avril 2018 à 8 h 58 min.